Cœur des sciences
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Dans le petit jadis, avant que les espaces intérieurs de la ville ne se referment comme des coquillages autour de nous, il était prévu que je vous lise ce texte en personne, dans l’agora du Cœur des sciences, à quelques pas du Quartier des spectacles.
Nous ne vivons pas le joli mois de mai que nous espérions. Je continue tout de même, au nom de la santé mentale et physique, de faire de longues marches à travers la ville. Je n’ai pas sitôt mis le pied dehors que je m’invente une destination, comme si ma raison en dépendait. La crise – l’expression me semble un tant soit peu paradoxale, vu ses effets pacifiants – a dépeuplé les rues, ralenti les rythmes de la ville. On croise des gens stupéfaits de marcher dans une version de ce jour d’après dont on croyait qu’il ne viendrait jamais. Les angoisses familières de la guerre froide, qui ne semblaient plus qu’un mauvais rêve, sont ravivées, et métamorphosées par la prégnance du virus. La montréalité, bousculée par sa force d’impact, a franchi un palier d’irréalité. Sur les trottoirs et dans les rues négligées par les voitures, les citoyens s’écartent à distance respectable les uns des autres. Ils ont le regard hanté et la démarche spectrale de revenants tout aussi apeurés d’eux-mêmes que de leurs semblables.
J’ai vite résolu – j’aimerais dire que c’était à la date prévue pour ma prestation – d’aller voir d’où je vous aurais parlé, si les choses avaient suivi leur cours. Lorsque j’ai pour la première fois entrevu les bâches blanches des tentes de la clinique de dépistage, elles m’ont semblé les émules de celles que l’armée américaine plante au pied du vaisseau extraterrestre dans Arrival, ce film hollywoodien de notre compatriote Denis Villeneuve. J’imaginais les techniciens en combinaison hazmat qui s’affairaient à l’intérieur, tendant les languettes de l’inquiétude aux citoyens éberlués de se retrouver en plein scénario catastrophe. Et ce, au lieu même où ces derniers s’étaient habitués à aller au concert, à la fête.
La Place des Festivals a été transformée en décor de film de science-fiction vécue. Je crois que quelque chose, dans les récits et les images que nous consommons à longueur de jour, nous avait accoutumés à l’éventualité de la crise, et lorsqu’un beau vendredi douze mars – Douzeday Doomsday – au Québec et sur Terre, les autorités ont décidé d’alerter la population à la menace qui flottait dans les airs, nous nous sommes si vite, et si docilement, adaptés à la donne, qu’il m’a semblé que nous acceptions une vérité cachée depuis des lustres au fond de notre pensée. La fiction, je n’ai de cesse de le répéter, fait aussi partie de la réalité, et nous avait donc préparés, un tant soit peu, à basculer dans l’expérience. Mon invocation de ce terme cher aux scientifiques de toutes les persuasions est loin d’être innocent. La pandémie nous a propulsés dans l’urgence de l’hypothèse, et nous nous adaptons, tant bien que mal, à une nouvelle forme de solidarité, qui ouvre également la voie à une forme nouvelle de contrôle social.
Lorsque je cherche des comparables – un tel saisissement de l’espace public – dans l’histoire récente de ma ville, je me prends à penser à la crise d’octobre
1970,
à la tempête de verglas de
1998
ou au Printemps érable de
2012.
L’ingérence fédérale, les rigueurs de l’hiver et l’émotion populaire, vécue comme une fin en soi – la défaite est après tout un des mythes fondateurs du Québec –, sont des traits caractéristiques de notre culture. Elles représentent aussi trois façons distinctes de bloquer les artères de la ville. La pandémie en est une nouvelle.
La courbe de la contagion a déposé sa cloche de verre sur nos têtes, et, à Montréal comme ailleurs, la population se trouve projetée dans l’espace d’un récit scientifique planétaire. Bien avant de détecter l’exoplanète B que laissent espérer les radioastronomes, la Terre a été transformée en planète de série B. Nous vivons des temps incertains, un scénario schématique, soumis à l’inquiétude statistique, à l’interprétation naïve de l’arc dramatique du virus. Les statistiques engendrent des légions de fantômes. Leur pouvoir – dont on ne saurait douter – est, à proprement parler, surnaturel. L’histoire de nos vies se déroule à une autre échelle de l’être, dans un autre monde. Il y a quelque chose de nécessairement réducteur – et d’immensément déroutant – dans les narrations chiffrées, où l’individualité s’efface au profit du nombre. La science, ou quelque chose qui y ressemble, a beau avoir fait irruption, avec la crise sanitaire, au cœur de l’espace de la ville, cette histoire demeure la nôtre, et s’il est une chose dont on peut être certain, c’est que des calculs n’épuiseront en rien le sujet.
À la vieille question « Qu’est-ce que nous apprend l’Histoire ? », j’ai toujours préféré substituer une variation plus prolixe, « Qu’est-ce que nous apprennent les histoires ? » Chaque culture, chaque régime politique, aborde la crise avec son style particulier. Ce que nous vivons, ici, à Montréal, a, sous bien des aspects, peu à voir avec le feuilleton mondial (ou même avec le scénario provincial). Et ce que nous vivons, chacun pour nous, dans nos replis personnels, sera, ultimement, le gage des apprentissages les plus fondamentaux, et des plus forts rapprochements. Il me semble qu’il faut éviter de réduire nos semblables à ces « gens » qui hantent nos conversations, et dont le principal défaut est de n’être pas nous. L’histoire a rejoint la fiction. Elle a, comme jamais, besoin de l’imaginaire humain. Tant que nous nous souviendrons que nous vivons à Montréal, dans notre Québec libre, il n’en reviendra qu’à nous – qui sommes et ne sommes pas ces « gens » dont on parle, ou ces statistiques dont le discours ambiant fait planer sur nous le spectre – de chambouler les termes de notre histoire.
Que voulez-vous, c’est un pli personnel : à chaque fois que je ne sais plus quoi penser, je me tourne vers les mots, assuré qu’ils savent sur nous des choses que l’on ignore. J’ai arrêté le titre de ces réflexions, La somme des pas perdus, sans bien savoir de quoi j’allais vous parler, sinon qu’il serait question de ces marches par lesquelles je prenais, et prends toujours, la mesure de la montréalité. Et il n’est pas anodin, eu égard à la situation que nous traversons, que, si nous ne nous étions pas retrouvés plongés dans ce scénario de série B, ce serait, oui, au Cœur des sciences que j’aurais prononcé cette conférence. La science, ou quelque chose qui lui ressemble – et parle en son nom –, a conquis l’espace habitable de la ville, et l’expression cœur des sciences me semble fort juste pour nommer la manière dont nous habitons actuellement la vie.
Ces données suffisent pour que je me réclame des pouvoirs mutants du télépathe, et que je vous entraîne avec moi par les rues de Montréal, à la recherche de son cœur multiple.