Cœur de pomme


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Pour les Grecs anciens, le cœur était la source du souffle, et le souffle, le siège de l’âme. La scène centrale du Cœur des sciences, d’où nous nous absentons présentement, est située dans l’ancienne chaufferie du complexe universitaire qui l’entoure.

Quelques repères historiques. Avant d’acquérir sa vocation scientifique, l’immeuble a abrité l’École des hautes études commerciales et l’École techni­que de Montréal, qui ont toutes deux migré à l’Uni­ver­sité de Montréal, sur l’autre versant du mont Royal. À cette époque pré-universitaire, ces deux écoles fournissaient des hordes d’employés pour les entreprises du centre-ville. La population transi­toire de cols blancs et bleus qui s’affairent dans les bureaux et les salles des machines de Ville-Marie s’inscrit dans leur descendance directe.

Si on remonte un peu plus loin encore dans le temps, aux alentours de 

1815,


on découvre une perspective plus bucolique. On se retrouve au cœur d’un vaste verger, dont les limites s’étendaient de la rue Sainte-Catherine à la rue Sherbrooke, et d’ouest en est, de la rue Bleury au boulevard Saint-Laurent. Je n’ai aucune idée des fruits qu’on cultivait ici. Peut-être était-ce une autre variété de pomme unique à Montréal, comme celle que les Sulpiciens culti­vaient autre­fois, dans les prés où passe aujourd’hui le canal de Lachine ? Rien, dans les annales, n’indique la couleur de sa robe, les accents de son parfum, ni les détails de sa saveur. Les propriétés de cette pomme sont tout aussi mystérieuses que celles du fruit de l’Arbre de la connaissance. C’est le fruit de remplace­ment parfait.

Par quels accidents, quels tours du destin, perd-on une pomme pour toujours ? J’emprunte la prome­nade pentue qui remonte entre les immeu­bles du Pavillon des sciences jusqu’à la rue Sherbrooke, comme si c’était une des allées d’un verger. Je chemine à rebrousse-temps sur la pente du Cœur des sciences jusqu’aux bois de sa pré­histoire. Heureux comme un chasseur-cueilleur : plus riche de tout ce que je ne sais pas, et curieux du monde entier, au petit bonheur de son abon­dance. J’ai bien appris ma leçon : le Cœur des sciences a un cœur de pomme.