Nécropole


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C’est à une crise spirituelle, tout autant qu’à une crise sanitaire, que nous faisons face. J’avais décidé, le Samedi saint, de rendre visite à mon père René, et à ma grand-mère Jeanne, inhumés, avec d’autres parents que je n’ai pas connus, dans la nécropole du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges. À chaque fois que je tente de les retrouver, je m’aligne sur la tour de l’Université de Montréal et je me perds un peu en chemin.

Je me suis buté à un portail fermé. Une feuille plastifiée, suspendue aux barreaux, indiquait que cet accès au cimetière était condamné jusqu’à nouvel ordre. Les édits gouvernementaux ont coupé court à mon errance dirigée. De l’autre côté de la barrière, un monsieur de nylon vêtu s’appro­chait en joggant. À en juger par son profil peu athlétique, il devait, comme tant de citoyens, avoir assez récemment développé un penchant pour la course à pied. Je l’ai regardé escalader, tant bien que mal, la clôture. Une fois qu’il eut les pieds posés au sol, et le souffle égal, il m’expliqua qu’il était entré de la même manière.

Ce n’est pas un secret (mais tout de même, ne dites pas que c’est moi qui vous l’ai dit) : tout près de là, derrière l’écurie du Service de Police de la Ville de Montréal, on peut se glisser entre des barreaux disjoints et rejoindre les vastes étendues de la nécropole de Notre-Dame-des-Neiges. Les poli­ciers, décontractés par le plaisir de l’équitation, tournent habituellement le dos à cette irrégularité. Les cavaliers avaient beau s’absenter de la monta­gne, le moment ne me semblait pas propice. Je venais de voir, sur le chemin de ronde du sommet du mont Royal, certains de leurs collègues piétons distribuer des contraventions à un couple de prome­neurs, qu’ils venaient de prendre en flagrant délit, en train de se glisser sous un des nombreux rubans jaunes condamnant l’accès aux sentiers et répétant avec insistance une formule toute covidienne :


DANGER

FERMÉ POUR LA
SAISON.



La formulation de l’édit étatique suspendu aux barreaux était moins claire. J’ai cru comprendre, en le lisant, que le portail principal serait ouvert. J’ai donc décidé d’additionner un kilomètre ou deux à ma marche et de me rendre au portail du boulevard de la Côte-des-Neiges. J’y ai trouvé une copie exacte, identiquement plastifiée, de l’édit officiel. Jeanne, René, je vous salue.

Quelques jours plus tard, une amie à qui je relatais (non sans outrage) l’épisode, m’a dit avoir croisé une nonne aventureuse, revenue de la nécropole, qui lui avait offert de la faire passer de l’autre côté. Je dois avouer que j’approuve, chers représentants des autorités publiques, ces actes délicats de désobéissance civile et souhaite ardemment qu’ils se reproduisent, à l’abri de vos excès administratifs, tant que vous n’aurez pas ajusté vos pratiques aux réalités du cœur humain. Joggeurs, religieuses et autres âmes ferventes, cherchent, par la course, la prière, une forme de recueillement, dont on gagne à reconnaître la parenté profonde.

Si on prétend à un combat contre la mort, il me semble périlleux d’en cultiver l’oubli. Excités par ce repos glorieux des vivants qu’est le mont Royal, nous négli­geons la beauté – et la fonction – de la nécropole voisine. Le voisinage d’un Parc des Vivants, Parc des Morts, m’apparaît comme le site d’un différentiel fondamental, dont l’énergie pulse à travers la ville. Les autorités se tromperaient-elles sur la nature vécue de la mort ? À l’exception des funérailles, nous ne sommes jamais très nombreux à arpenter les allées labyrinthiques de Notre-Dame-des-Neiges.




Je me permets une leçon de vie :

quand il n’y a que des raisons adminis­tratives, il n’y aucune raison vérita­ble. S’il y a foule à Notre-Dame-des-Neiges, c’est celle, fort tran­quille, des défunts. À quoi bon s’apeurer de leurs congrégations ? Ils sont, par les jours sanitaires qui courent, de bien pauvres vecteurs de contagion. Par contre, la pression imaginaire qu’ils exercent sur le présent est fonda­men­tale à notre bien-être. Grâce à nos morts, l’avenir continue d’exister, un moment, avant de céder sous le poids du présent. Je vous laisse méditer ce fragment de philosophie… Mais il vous faut constater que la clôture de fer forgé du cimetière, du point de vue des disparus, est une véritable passoire : ses barreaux ne peuvent rien contre la rosée matinale, la propa­gation des brumes ou celle de l’ectoplasme.

Puisque l’accès à leur repos nous est refusé, je souhaite à nos chers dispa­rus de venir vers nous. De faire de longues promenades, pour s’immiscer dans la respiration de la ville, et passer, en toute immunité, jusqu’aux chevets des grabataires, dans les mouroirs hospitaliers, pour leur prêter un peu de leur présence, et de leur souffle.