Grande Paix


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Un mythe navajo, ou ce que j’en comprends, raconte comment les premiers hommes, après avoir traversé le Détroit de Béring, auraient arpenté de long en large le continent qu’on appelle aujourd’hui l’Amérique. Ils s’éparpillent aux quatre vents, à la recherche d’endroits où se poser. Lorsque les derniers d’entre eux se retrouvent, enfin, sur le rivage Atlan­tique, ils tombent face à face – là où le monde devait recommencer – avec les Blancs.

La préhistoire a fini quand nous sommes arrivés aux portes des villes. Selon les dernières estima­tions des experts, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs marchaient environ vingt kilomètres par jour. Une note pour le plan de relance : j’aimerais que tout pays ait la grâce de couver, d’une extrémité à l’autre de son territoire, un long trait de verdure, où nous pourrions reprendre la marche de l’humanité là où nous l’avons laissée.

Environ cinq kilomètres (dix si on compte le retour), et trois cent dix-neuf années séparent mon domicile du pré herbeux de la Pointe à Callière, où fut négociée la Grande Paix de

1701,


mettant fin à un siècle de guerre pour le contrôle de la traite des fourrures. Une guerre de futaie, pour un butin animal, une parure de Paris. Les représen­tants de trente-neuf nations amérindiennes ont convergé là, en

juillet 1701. 


L’été avait beau affirmer sa promesse, le rhume, ennemi mortel des constitutions autochtones, rôdait à l’appro­che de Montréal, comme une note de bas de page. Le chef Gaspard Soiaga-dit Kondia­ronk des Hurons-Pétuns des Grands Lacs, grand parleur devant l’infini, a décrit, d’une voix qui faiblissait au fil des négociations, un chemin jalonné de cadavres rongez des oiseaux et il a eu le génie de cette formule, plus puissante, sous l’immen­sité du ciel qui nous atterre, que toute signa­ture au pied d’un traité, avant d’être emporté à son tour par la maladie : « Nous nous sommes fait un pont de tous ces corps sur lequel nous avons marché avec assez de fermeté. » Il s’éteint au mois d’août. Des ques­tions, plus porteuses que n’importe quelle maladie, restent suspen­dues dans les airs. Il dort avec les rats, c’est comment en Wendat ? La dépouille de Kondiaronk – ça signifie le Rat, dans sa langue natale – repose sous l’église Notre-Dame, à hauteur des lom­brics et autres rongeurs sou­terrains. Les virions qui lui ont coûté la vie se sont dissipés, volatiles comme un éternuement. Pourquoi lui en voulaient-ils tant ?

Nous nous faisons un pont
de tous les corps.

Ces paroles ne sont pas celles de nos maladies mortelles, mais elles pour­raient l’être. C’est aussi une prière pour retrouver la liberté de nos visages, et de nos mains – de trancher à travers les airs et toucher les cœurs, les chaleurs humaines. En attendant les jours meilleurs, il faut seulement se rappeler que tout est, toujours, sur le point de parler. Que tout est dans la nature. Et qu’il ne revient qu’à nous de l’entendre.

Je me retourne vers la ville – mon habitat naturel – pour remonter la pente vers la maison. En croisant l’immeu­ble du Bureau d’immigra­tion, je ne manque jamais d’invoquer l’esprit de mes ancêtres irlandais. Je me fais renard roux, histoire de marcher à côté de moi, et de mieux tolérer le tour­nant commercial de la rue McGill. J’avance, non pas de pied ferme, mais à pas feutrés, le long d’un sentier de pensée. J’ai un plan en tête. N’est-ce pas, Renard ? Quand nous serons parvenus au pied de la monta­gne, je pren­drais à droite, par l’avenue des Pins, et je te laisserai aller par les sous-bois.

Je te rejoindrai dans le rêve des villes.
Pour l’instant, je te souhaite
grande paix.