Châteaux de Laurentie


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Les bois qui entourent le chemin Olmsted ont cette propriété, que je considère comme magique, de faire de tout immeuble qui apparaît dans le lacis de leurs branches un château. On les dirait poussés en pleine forêt, de véritables demeures de conte. Leurs archi­tectes – comme les promo­teurs et les pouvoirs publics qui présidaient à leurs travaux – devaient partager une conception qui se rapproche de la mienne. C’est la richesse ou la splendeur institu­tionnelle qui dicte la proximité à ce trésor public qu’est la montagne.



En supposant que l’on prenne comme point de départ l’avenue du 
Mont-Royal, on croisera, en route vers
le sommet,

l’Hôpital Victoria,

sombre et transylvanien, et cette piscine discrète, où j’aimais tant aller me baigner, qui semble s’être vidée du temps même depuis qu’on l’a condamnée et que ses eaux stagnent.

Un peu plus loin on devine les pignons rouges de l’ancien Hôpital des Shriners, récemment déserté. Je ne peux m’empêcher d’imaginer une parade de petites décapota­bles rouges, avec à leur bord des messieurs coiffés de fez, négociant les courbes de l’avenue Wilder-Penfield en faisant des tata à la ronde. Un peu plus loin, quelques maisons westmountéennes tournent le dos au chemin. On n’y voit jamais âme qui vive, et certaines d’entre elles, avec leur pierre taillée et leurs jolies toitures pentues, pourraient très bien servir de résidence secondaire à une sororité de fées. Puis c’est la masse briquetée de l’Hôpital Notre-Dame qui surgit entre les arbres. Un chemin boisé, où la futaie s’éclaircit, cédant la place à une zone de basses herbes jaunes et de buissons aux allures de coraux. Le station­nement arrière de l’Hôpital est tout près. Quelle entrée glorieuse ce serait, que de couper à travers bois, pour se présenter en triage, quitter le monde de ses sembla­bles et entrer en convalescence… On croise enfin, juste avant le Lac des Castors, cet immeuble que j’appelle le Grand Hôtel et qui me semble muré dans un silence d’une autre époque : depuis des années, je cherche, en vain, des signes de vie à ses fenêtres.

Sur l’autre versant de la montagne, à proxi­mité du « troisième sommet », on se retrouve dans l’arrière-cour des cimetières, près du royaume de brique jaune de l’Univer­sité de Montréal. Je crois que je peux affirmer être un intime de la montagne, mais ma première visite sur ce versant a néan­moins eu lieu en cette saison virale. Le fond de l’air était froid. C’était malgré tout une jour­née radieuse. Des nuages réguliers, répétitifs, s’étalaient étrange­ment dans le ciel bleu. Une flottille de vaisseaux extra-terrestres, en attente de passer à l’abordage et de tirer le rideau sur le prochain chapitre de la réalité. La pente du belvédère – on y a préservé les restes rouillés d’un ancien téléphérique –

est

striée

de

lignes de désir.

Je continue mon chemin vers les pavillons de l’Université. De ce côté-ci aussi, le portail du cimetière est fermé à clef. J’y trouve une variation du message plasti­fié suspendu au portail de Notre-Dame-des-Neiges. La fermeture de la nécro­pole est aussi celle du plus grand refuge aviaire de la ville. Est-ce que les oiseaux souhaitent vraiment ce répit ? Pas plus que les morts, sans doute.

À travers la structure cristalline des branches, les tours de l’Université pointent, le dos tourné. Assez proches pour qu’on entende la vibration caractéristique des bâtiments en attente. Leur ronron me semble un peu plus posé que celui des tours du centre-ville. Nous sommes, paraît-il, un peu jonquille, parta­geant avec la fleur environ un tiers de notre génome. Je me demande ce que Marie-Victorin aurait fait de cette information, qui n’était pas acces­sible à son époque. Je pense à lui et à sa Flore en passant derrière l’Univer­sité. Toutes ces variétés, ces noms de plantes qu’on ignore. Ont-elles vraiment besoin de ces appel­lations ? Assurément pas. Et pourtant. Ce nom de Laurentie, qu’il a donné à notre pays irrigué par les eaux du fleuve, est si beau qu’il altère la réalité qu’il désigne. La façon dont les bois en avant-plan font de ces tours de brique jaune des châteaux permet de reprendre l’histoire de ce qui n’a pas eu lieu. Il y aurait caché, sous les sols, une copie de la Flore laurentienne, prête à fleurir, à s’effeuiller, se ramifier, et à polliniser l’espoir.

Je laisse l’Université à son sommeil de conte. Mon cœur de pomme bat la chamade. Il est parfois bien difficile de croire que le monde n’a pas été créé pour nous.